[PARIS] Histoire de l’Europe : quelle identité pour les Européens d’hier à aujourd’hui ?
À l’occasion du référendum sur le projet de constitution européenne, l’association Thucydide traitait du thème de l’histoire de l’Europe, et de l’identité de ses citoyens.
Intervenants
Étienne de PONCINS : diplomate français, Étienne de PONCINS est un spécialiste des questions européennes. Membre du Secrétariat de la Convention, il a participé de bout en bout à l’élaboration du projet de Constitution ; il est l’auteur de Vers une constitution européenne (10/18, 2003) et de La Constitution européenne en 25 clefs (Lignes de Repères, 2005).
Pierre VERLUISE : Directeur du Centre géopolitique, il dirige www.diploweb.com fondé en 2000. Depuis les années 1980, Pierre VERLUISE participe au débat géopolitique dans les médias français et étrangers. Il intervient notamment sur des sujets tels que : les élargissements passés et prochains de l’Union européenne ; la France dans le monde et en Europe ; la géopolitique des États-Unis ; l’URSS et la zone post-soviétique de Gorbatchev à Poutine ; la géopolitique mondiale…
Compte-rendu
Quelle identité pour les Européens ?
Pierre Verluise Après la deuxième guerre mondiale, la moitié de l’Europe est entrée sous le joug soviétique. Maintenant membres de l’union européenne, ces pays restent isolés dans leur positionnement : ils ne s’opposent pas diplomatiquement aux USA, pour ne pas se retrouver du même côté que Moscou. Ne serait-ce que par cela, il faut admettre qu’il y a nécessairement une diversité des identités européennes. Elle doit faire l’objet d’un effort mutuel de connaissance.
Étienne de Poncin Le projet de Constitution vise à permettre une bonne gestion des institutions à 25, ce qui est plus ambitieux que le petit marché économique initial. Ceci permettra, après avoir commencé par l’économique, de mettre en valeur un véritable modèle européen. Si certains pays de tradition laïque (France et Belgique) n’ont pas souhaité voir mentionné la valeur chrétienne, la valeur de démocratie reste véritablement unificatrice.
Questions et réponses :
Pourquoi la citation de l’historien grec Thucydide « La démocratie est le pouvoir du plus grand nombre », ne figure-t-elle plus dans le projet de Constitution ?
EP : Les petits États ont pu en prendre ombrage, en y voyant un argument contre leur représentation politique.
Y-a-t-il des valeurs spécifiquement européennes, qui fonderaient une véritable conscience commune ?
PV : L’Europe se définit beaucoup par opposition aux États-Unis. Or les différents pays ont des approches différentes. Pour la France, l’Europe était un moyen d’exister face aux USA, de contrer leur hégémonie, ainsi que de maîtriser l’Allemagne. Elle a donc une position schizophrène : être dans l’OTAN tout en critiquant l’OTAN. Les nouveaux pays membres sont plutôt pro-atlantistes et fascinés par les USA.
EP : L’Europe et les USA ont en commun la démocratie. Mais plusieurs exemples montrent que la culture politique européenne est spécifique. L’abolition de la peine de mort est un problème réglé en Europe, alors qu’aux USA, il reste un long cheminement. La conception des relations étrangères des USA est messianique : apporter la liberté, installer des gouvernements ; alors que les européens ont un passé colonial qui les rend peu enclins à cette vision. Enfin le modèle social européen, même pour les britanniques, ne soumet pas tout à l’économie, alors que c’est la règle aux USA. L’opinion publique européenne est donc homogène. Même quand les gouvernants (Aznar ou Blair) soutiennent l’action des États-Unis en Irak, 90% de leur compatriotes s’y opposent. De même, l’ensemble des citoyens européens étaient sceptiques quant à la présence d’armes de destructions massive en Irak, alors que les américains y faisaient foi. Peut-être que ces derniers ont une « naïveté » plus forte, parce qu’il n’ont pas dans leur histoire connu de guerre sur leur territoire.
Les Pères fondateurs de l’Europe n’ont pas tout inventé : l’idée d’un plan d’union charbon acier existait dans les années 20.
EP : Déjà Victor Hugo prônait les États-Unis d’Europe. Il restait encore à passer à la pratique.
L’élément majeur de la paix n’est pas l’Europe, mais la réconciliation franco-allemande. De Gaulle a pesé sur ce destin, mais a refusé la CED.
EP : Entre la volonté d’indépendance de De Gaulle, et de fédéralisme de Jean Monet, l’Europe a trouvé une voie propre.
Est-ce que la Constitution pourrait justifier certains cas de réduction des libertés, voire de peines de mort, si l’on se réfère à l’explication de l’article 2, paragraphe 3a, annexe 12 ? (1)
EP : Il s’agit simplement d’une définition de ce qu’est la peine de mort, qui repète la jurisprudence actuelle de la Cour de Justice. Il ne faut pas voir un complot derrière chaque mot du projet, quand les législations nationales sont claires.
Existe-il une diversité dans les intérêts sociaux des différents européens ?
PV : Oui : le PIB par habitant peu varier de 1 à 10 entre Londres et la Pologne. De même le coût du travail ou le taux de chômage parmi les 25 membres peuvent être très différents. Quel est le rôle de la construction européenne ? Pour les hommes politiques, elle joue trop souvent le rôle malsain de bouc émissaire à tout faire. Dans les faits, le PIB de l’Allemagne et de la France baisse légèrement, alors qu’il a fortement augmenté pour le Royaume-uni et pour les pays nouveaux membres. Il est d’autant plus scandaleux qu’un Etat comme la France connaisse un chômage propre de 9/10%, et depuis si longtemps.
Il existe aussi une divergence d’intérêt au sein même des pays, entre groupes sociaux. Le discours « européen » est le fait des nantis.
EP : Néanmoins le nombre d’universitaires qui votent non est très important.
L’action culturelle de l’Europe reste marginale. Les langues sont dominées par l’anglais.
EP : La culture ne peut pas être la compétence de l’Europe, elle relève des États et des régions, qui seuls en assurent la diversité. L’Europe, « unie dans la diversité », protège cette richesse contre les risque d’uniformisation qui découle du libre-jeu du marché.
Les pays Baltes, après leur expérience soviétique, ont peur de se fondre à nouveau dans un grand ensemble.
PV : Il y a une dégradation de la participation aux scrutins européens. Elle est stabilisée vers 45% pour les anciens membres, mais la moyenne des 10 nouveaux est de 26 %.
EP : Les citoyens ne votent que quand il en ressentent les conséquences. L’élection d’un Président européen, identifié et représentant un parti, aurait un impact bien plus fort.
Les « valeurs » de l’Europe, dans la Constitution, ressemblent plus à un habillage, face au « concret », qui reste économique. D’autre part, elles sont vécues sur un mode béat, sans conscience historique.
PV : L’histoire de l’Europe est certes imprévisible. En 1980 je n’aurais pas misé un rouble sur la chute du rideau de fer. Et il reste des découvertes à faire sur ce qui s’est passé en 1988-89. Nous ne maîtrisons pas ces processus.
EP : La paix n’est pas acquise, la Yougoslavie l’a prouvé. C’est justement pourquoi la Constitution est nécessaire pour augmenter les chances de paix. L’existence d’un bloc stable peut empêcher des pays comme l’Ukraine de sombrer dans la violence.
L’élargissement sera-t-il plus ou moins facile si la Constitution est adoptée ?
EP : Elle définira plus ses frontières, car elle placera la barre plus haut. Les principes d’égalité homme/femme, de respect des minorités seront affirmés : ils rendront plus dure à la Turquie les adaptions nécessaires.
PV : Ce bloc de 25 pays à gérer, ou plus, est un très grand défi. Placer des très riches avec des très pauvres engendre nécessairement des divergences et des trafics. Et la structure politique actuelle n’est pas optimale pour prendre des décisions.
EP : Le traité apporterait un mieux.
Comment l’Europe est-elle perçue par le reste du monde, comment l’expliquer ?
EP : Il y a un côté attractif pour les pays candidats, l’espoir d’un décollage économique comme ont pu en connaître l’Espagne et le Portugal. Pour les autres pays, comme la Chine, l’Europe est incompréhensible : ce n’est ni fédération, ni pays souverains. C’est pourquoi ils ont besoin d’interlocuteurs identifiables. L’Europe est sans équivalent dans l’histoire. Elle se base sur une double légitimité, parmi deux types d’égaux : l’union des Etats, et l’union des citoyens. C’est pourquoi toute loi européenne est d’abord proposée par la Commission (États) puis votée par le Parlement (citoyens).
Comment analysez-vous la montée du non ?
EP : La construction a passé son temps à contourner les peuples. On paye le non débat précédent sur l’élargissement à 25.
PV : On ne peut pas faire toujours le contraire de ce qu’on prétend être, c’est-à-dire une grande démocratie. Le succès rencontré par le site diploweb (www.diploweb.com), comparativement à celui officiel de la convention, s’explique par une culture du débat et du pluralisme, qui manque encore à l’Europe.
EP : La première réaction des français a été : « mais pourquoi on nous pose à nous cette question si technique ? » Cette question a éveillé une angoisse, mais aussi réveillé un sens politique.
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Note : (1) Article II-61 : 1. Toute personne a droit à la vie. 2. Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté.
Mais dans le paragraphe 3-a de l’article 2 de l’annexe 12 (intitulée « Déclaration concernant les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux », section A de l’acte final de la partie IV), on peut lire une « explication » qui limite sérieusement la portée de l’article II-61 :
« Les définitions « négatives » qui figurent dans la CEDH doivent être considérées comme figurant également dans la Charte : a) l’article 2, paragraphe 2 de la CEDH : « La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. » b) l’article 2 du protocole n° 6 annexé à la CEDH : « Un État peut prévoir dans sa législation la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ; une telle peine ne sera appliquée que dans les cas prévus par cette législation et conformément à ses dispositions ». »
Documentation
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(Bibliographie ; citations, cartes, chronologie)
Histoire de l’Europe : quelle identité pour les Européens ?
un Café Histoire organisé par l’association Thucydide
Intervenants
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Étienne de PONCINS
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Pierre VERLUISE